Lincoln, film de Steven Spielberg
Lincoln : grandeur et pragmatisme, souffrance du pouvoir.
Ce Lincoln de Spielberg, superbement interprété par Daniel Day Lewis, incarne la souffrance du pouvoir, lorsque la guerre ou la crise économique le rendent écrasant : après 4 ans de guerre civile, le pire conflit de l’histoire américaine, Abraham Lincoln est usé physiquement par ses responsabilités, comme, un siècle plus tard Franklin Roosevelt, que l’on voit, à 63 ans seulement, diaphane et souffrant sur les photos de Yalta. Parcourant le champ de bataille, il s’en veut d’avoir envoyé tant de jeunes hommes à la mort, tout en sachant qu’il ne pouvait accepter la Sécession du Sud.
Mais il ne faiblit pas, car la guerre s’éternise, et parce qu’il s’est donné une tâche essentielle, faire passer dans un Congrès imprévisible, divisé, conservateur, et largement raciste, le 13ème amendement à la Constitution américaine, qui interdira définitivement l’esclavage, dans toute l’Union bientôt reconstituée par la victoire militaire sur le Sud confédéré.
Et là, on voit comment, de façon typiquement américaine, sont mis au service d’une grande cause, la liberté des Noirs, les méthodes les plus « pragmatiques » : pour faire voter l’amendement, il faut en effet aller chercher « avec les dents » 20 « Yea » (oui), de congressmen que tout prédispose à se porter sur le « Nay » (non). Le politicien qu’est Lincoln n’hésite pas : il constitue une équipe de pieds nickelés (comme on en voit dans les cabinets ministériels et pas seulement aux USA…), qui vont acheter les voix avec des postes de fonctionnaires, et diverses prébendes. Le Président « traitera » lui-même quelques cas, obtenant même une émouvante conversion à la dignité de tous les Américains, sans rien acheter.
Emouvant, c’est le maître-mot de ce film, notamment quand le vieux maitre d’hôtel mulâtre du Président le voit partir pour le théâtre, et a un mauvais pressentiment : la haute et sombre silhouette du Président, qui sera assassiné ce soir-là, s’efface peu à peu sur l’écran.
Aurait-il eu la force de conduire longtemps la reconstruction dont on sait combien elle a été catastrophique, pour les Noirs comme d’ailleurs pour les Etats du Sud ?
Les performances d’acteurs sont remarquables, avec une mention spéciale pour le vieux Tommy Lee Jones, vieux leader radical (progressiste), qui modère son discours pour donner à l’amendement quelques chances supplémentaires de passer. Spielberg, dans la grande tradition du cinéma américain du XXème siècle (Mr Smith au Sénat), filme admirablement les scènes parlementaires.
Le film de Steven Spielberg retrace les quatre derniers mois de la vie de Lincoln, avec ses difficultés au sein de ses partisans – les Républicains – et le processus de débauchage des quelques voix Démocrates qui lui manquent pour obtenir la majorité requise : des lobbystes utilisent toutes les voies pour retourner des représentants « fragiles », qui viennent d’être battus aux dernières élections mais siègent encore et sont donc libres de leur vote : on leur promet des emplois publics, l’assurance d’une décision favorable d’un juge pour un litige électoral … ou carrément de l’argent. Le message est clair : un but légitime justifie des moyens illégaux. Ce qui compte est le résultat. On voit la tempête sous les crânes de certains représentants, y compris le président de la commission des finances – Tommy Lee Jones – un « ultra » de l’abolitionnisme qui accepte de renoncer à sa vision maximaliste de la liberté des anciens esclaves pour obtenir un vote favorable, quoiqu’incomplet. Et la scène finale, où le vieux parlementaire apporte à son épouse noire (S. Epatha Merkerson, la patronne du Commissariat de « New York Police Judiciaire » l’original du compte rendu du scrutin, est superbe de bonheur et de tendresse.
Les décors, la lumière, les costumes sont absolument superbes. On ressent l’ambiance de ce temps de guerre cruelle et de la foi de ces hommes en l’égalité et la liberté de tous aux yeux de Dieu. Sally Field, épouse impérieuse du Président, Daniel Day-Lewis, plus vrai que nature, habité par son personnage, sombre, persuasif, d’une violence contenue, ployant sous le poids des responsabilités, nous donne une performance d’acteur magnifique ; j’ajouterai le général Ulysses S. Grant (Jared Harris), et la musique de John Williams … A la fin du film, de nombreux applaudissements. Une belle soirée qui laisse à réfléchir sur ces moments rares de l’histoire ou une poignée d’hommes transcende soudain l’esprit de son temps et emporte, malgré l’opinion générale hostile, des décisions qui nous semblent aller de soi aujourd’hui.