"un jour, ils auront des peintres", essai d'Annie Cohen-Solal
J’avais découvert, en novembre dernier lors de l’exposition Art déco France-Amérique, la fantastique porosité des architectes américains avec la France et son enseignement de l’Ecole des Beaux-Arts.
Je n’avais jamais imaginé qu’elle fut encore plus importante concernant la peinture et l’extraordinaire dépendance qui lia pendant plus d’un siècle, les artistes américains à la pratique parisienne.
Cet ouvrage encyclopédique retrace l’éclosion de la peinture américaine à partir de zéro jusqu’à l’aboutissement mondial que nous vivons aujourd’hui.
Longtemps banni par une société rurale et imprégnée d’une religiosité protestante bannissant la représentation humaine, l’art avait été négligé par la classe sociale dominante, au profit exclusif de l’art européen.
Cet art devenait l’instrument suprême pour affirmer son prestige mais, au fur et à mesure que s’amenuisait son sentiment d’infériorité, la nécessité de se référer à l’Europe diminua et la société américaine progressa, s’urbanisa. Et subit les mêmes variations de mouvements qui avaient traversé le vieux continent : absence d’institutions, puis pléthore, tensions entre valeurs financières et valeurs morales, entre capitalisme et philanthropie.
On imagine mal aujourd’hui la fascination qu’exerçaient sur les aspirants-peintres américains les artistes « classiques » français et l’école des Beaux-Arts (Paul Baudry, William Bouguereau, Thomas Couture, Carolus-Duran, Meissonier, ... et surout Jean-Léon Gérôme), les académies privées fleurissant à Montparnasse, les colonies de peintres fauchés poussant à Barbizon, Giverny, Pont-Aven et autres villages pittoresques. Avec un cursus honoris obligé : avoir un tableau exposé au Salon, y recevoir une médaille, se faire acheter par l’Etat et exposé au musée du Luxembourg, et enfin l’apogée : la croix de la Légion d’honneur comme Whistler ou Sargent Singer.
Longtemps toutefois, les peintres les plus novateurs en Amérique ont toujours une révolution de retard par rapport à l’Europe et à la France. L’Impressionnisme avait pénétré aux Etats-Unis avec un retard esthétique de 10 à 15 ans, à travers les collectionneurs privés et malgré les réticences des musées. Mais sitôt installés, il fallut faire face au renouveau esthétique de Gauguin, Seurat, Van Gogh, Cezanne, Matisse, Picasso, Rodin.
Deux tendances s’affrontent en Amérique : les réalistes autour de Thomas Benton, et les modernistes avec Stuart Davis. L’ouvrage cite l’ensemble des acteurs de cette période : artistes, mécènes, galéristes, conseillers – et surtout conseillères – en constitution de collections, conservateurs et curateurs de musées, marchands opérant sur les deux rives de l’Atlantique tels Paul Guillaume, Durand-Ruel, Ambroise Vollard, Kahnweiler, Bernheim jeune, Pierre Matisse.
Un événement majeur dans l’explosion de la peinture américaine : l’exposition organisée en février 1913 à New York « Armory Show » qui montra 1250 œuvres dont 400 peintures et 21 sculptures européennes.
Autre action remarquable des pouvoirs publics pour faire face à la grande dépression : la politique de soutien financier direct aux artistes dans la cadre du New Deal inventée par Biddle et Cahill (la WPA), qui permit l’épanouissement de peintres comme Ad Reinhardt, Jacob Lawrence, Stuart Davis, Jackson Pollock et Wilhelm de Kooning.
A lire avec à portée de main une tablette pour visualiser, à côté des noms des artistes cités, une partie de leur production.
« Un jour, ils auront des peintres »*, l’avènement des peintres américains (Paris 1867 – New-York 1948), par Annie Cohen-Solal (2000) édité chez Folio histoire, 672 p., 12,90€
*citation d'Henri Matisse en 1933.