Une heure dans l'enfer de Naples avec Roberto Saviano
A l’occasion de la parution de « Piranhas », son premier roman, Roberto Saviano – auteur de Gomorra en 2006 et Extra pure en 2014 – enchaîne les interviews et les causeries avec des lecteurs et des libraires. J’ai poussé la porte de la prestigieuse maison Gallimard lundi pour assister à l’une de ces séances (j'étais invitée par Babelio) aussi passionnante que terrifiante.
Saviano a choisi la forme romanesque pour décrire un phénomène nouveau à Naples, mais qui risque de s’étendre à ce que nous appelons les « quartiers » : les babygangs. L'éditeur utilise l’image de ces petits poissons féroces qui vivent en bandes, les piranhas. Pour l’auteur, plutôt familier des documentaires ou de publications de non-fiction qui lui valent aujourd'hui de vivre protégé en permanence par une escouade de policiers d'élite, cette incursion dans la fiction n’a pas été difficile. Pour les dialogues, il s’est notamment inspiré des échanges livrés par les écoutes téléphoniques.
Cette histoire est celle d'ados-criminels âgés entre 10 et 19 ans, qui ont réussi en quatre ans à bâtir une organisation criminelle très puissante, en devenant à leur tour des capi, ce qui ne s’était jamais produit auparavant, même dans la culture traditionnelle de violence très hiérarchisée de la camorra napolitaine.
Aucun de ces jeunes n’est un enfant de mafieux, pas un ne souffre de la faim. Leurs parents sont issus de la petite bourgeoisie et travaillent. Mais eux veulent tout, tout de suite. Quoi qu’il en coûte. Ils gagnent entre 100 et 150000 € par mois et leur projet de vie est simple : profiter et mourir. La mort ne constitue pas un risque mais un élément du métier.
Ces enfants prodiges ne respectent pas la déontologie classique de la criminalité car ils vivent le présent, ne préparent pas l’avenir, veulent le pouvoir tout de suite. Pour eux, vieillir est une honte. Ils considèrent que les survivants – ceux qui ont plus de 30 ans – ne valent rien. A part ça, ils jouent à des jeux d’enfants normaux – video, foot – sauf qu’ils détiennent et utilisent des armes et dealent de la drogue.
Car rien ne peut rivaliser avec ce trafic : avec une mise de fonds de 5000€ - facile à se procurer par braquage – l’investissement en cocaïne rapporte jusqu’à un million d’euros. Le désir de changer de vie, d’accéder au pouvoir est tellement fort que tous s’y précipitent, et pas seulement les enfants issus de milieux défavorisés. Et en prime, la mort permet d’acquérir la popularité ! Pour eux, ils y a les baiseurs et les baisés. Seul l'argent, quelle que soit la manière de se le procurer, apporte la dignité et rend désirable et non, comme autrefois, le travail ou l'identité.
Ce qui fournit un point de contact avec le djihadisme. De jeunes occidentaux habillent aujourd'hui leur propre vie avec le langage du djihad. Saviano est allé dans nos banlieues françaises où il a été accueilli avec le qualificatif d’ « Homère de la merde » » ! Pour les "piranhas", l’autorité est absente, elle vient seulement de temps à autre interférer dans leur business, ils ne se préoccupent ni de leurs parents ni de l’Etat mais seulement de leurs adversaires, les autres bandes qu'ils "neutralisent" sans états d'âme. Comme à Marseille, entre autres ...
Ce phénomène s’étend en Europe … c’est totalement terrifiant car aucune des solutions que les démocraties ont imaginées : accroissement de la pression policière, développement économique, créations d’emplois, multiples "plans banlieues" … ne pourront jamais être efficaces … tant que l’on ne s’attaquera pas frontalement aux cartels de la drogue qui fournissent la matière première et que l’on connaît et tolère.