Triste tigre, par Neige Sinno
Ce fut une des révélations littéraires de la rentrée 2023.
Un texte hybride, qui ressort du récit autobiographique, de l’étude littéraire, de la relation d’un fait-divers monstrueux : l’inceste perpétré sept années durant sur une petite fille de neuf ans, de l’analyse psychologique des répercussions sur les victimes comme sur leurs bourreaux.
Neige Sinno s’est est sortie brillamment, elle.Encore que ...
Malgré son passé de petite victime née en 1977 dans une famille hippie précarisée dominée par un homme charismatique, courageux, reconnu fiable par ses pairs et devenant à la maison un Barbe-bleue domestique s’acharnant sur la fille aînée de son épouse, pour la forcer à l’ « aimer », lui.
Un texte très documenté, presque une thèse universitaire. Mais bien écrit, un témoignage qu'on ne lâche pas.
Pas seulement une histoire vécue, mais un manifeste. Après plusieurs récits du même type qui ont fait connaître au monde cette affreuse réalité : le viol des enfants, l’emprise des prédateurs, dans le secret aliénant des familles.
Neige a eu la chance de recevoir en partage une intelligence hors norme, de pouvoir s’extirper de la gangue de la pauvreté par des étude universitaires, par l’exil aussi. Elle a eu le courage et l’audace de porter plainte, de faire condamner son beau-père qui a avoué son crime, mais aussi de s’en remettre, de ne pas accepter d’être détruite. Mais pour la plupart des enfants, « Relève-toi et marche » n’est pas applicable.
Car un enfant ne peut pas dire non à son grand-frère, à son père ou beau-père ni à son professeur qui le mettra de toutes façons dans une situation où le NON est impensable.
C’est une lecture éprouvante, émouvante, éclairante. Couronné de plusieurs prix littéraires, il prendra sa place dans la durée aux côtés de (entre autres) La familla grande et Le consentement.
Pourquoi enfin seulement maintenant ? Comment tolérer et/ou expliquer un tel mutisme sur les violences sexuelles intrafamiliales, cette séculaire omerta ???
Et pourtant, je me souviens, il y a très, très longtemps, de ma lecture du Lolita de Nabokov ... Je n'avais alors rien compris. Un roman, n'est-ce pas ... une fiction.
Pourquoi ce silence complice, gêné, qui tue longtemps à petit feu, cette vieille question du pouvoir par la possession, l’humiliation, l’anéantissement de l’autre, et de préférence un autre vulnérable, bien plus facile à dominer.
C’est la nature humaine : « Pourquoi les hommes violent ? Parce qu’ils le peuvent. »
Mais je retiens comme dernière phrase, celle de Sartre dans son livre sur Jean Genet (citée p. 200) : « L’important n’est pas ce que l’on fait de nous, mais ce que nous faisons nous-mêmes de ce qu’on a fait de nous. »
Courage aux victimes : parlez !
Triste tigre, essai autobiographique de Neige Sinno, édité chez P.O.L., 284 p., 20€