L'Ukraine, une histoire entre deux destins par Pierre Lorrain
L’Ukraine surgit régulièrement dans l'actualité, toujours dans un contexte de catastrophes, de rébellions contre le pouvoir ou de scandales : Tchernobyl, Révolution orange, EuroMaïdan, problèmes gaziers avec la Russie, élections à répétition, corruption, collusions entre oligarques et politiciens, instabilité politique chronique, etc, la guerre ouverte aujourd’hui … et à nos portes, grosse de menaces pour toute l’Europe.
A vrai dire, cela nous semblait si loin, cette contrée à la marge de notre monde occidental – Ukraine signifie en effet « les marches », « les confins », ceux de l’Etat russe comme de la Pologne.
L'Ukraine est-elle une ethnie, un peuple spécifique ou un ensemble disparate, réuni ou dépecé au gré des avancées relatives de ses grands voisins : la Russie, la Pologne, l’Autriche-Hongrie, l’empire Ottoman, un état-nation qui n'a jamais existé ?
L’histoire de cette riche contrée agricole, devenue au XXème siècle le cœur industriel de la Russie soviétique est extraordinairement complexe. Cet ouvrage la retrace depuis les origines et prolonge directement le livre de Michel Heller qui s’arrêtait à l’abdication de Nicolas II.
Certains jalons éclairent la situation actuelle :
- Kiev est la cité « mère de toutes les Russies : la petite, la grande et la blanche. A la source de la Rus’ des origines.
- Les Cosaques sont, au départ, des soldats en rupture de ban, criméens ou turcs, rançonneurs de la steppe ; ils forment au XVIIIème siècle un état libre stratocratique (une méritocratie militaire) dont les principaux centres sont Kharkov, Donetz et Lougansk. Leurs privilèges sont abolis par Catherine II. Ils seront enrôlés comme troupes d’élite dans l’armée russe.
- la Crimée passe des mains des Turcs à celle des Russes en 1774, après le traité de Kütchuk-Kaïjnardja.
- Le pays est depuis des lustres divisé en deux : la rive droite du Dniepr est longtemps dominée par la Pologne et ses magnats. Cette Galicie-Volhinie polonaise tournée vers l'Occident devient autrichienne en 1772 avec pour capitale Lvov. Le reste du territoire passe sous contrôle russe en 1795.
- La culture ukrainienne se développe après 1848, sauf dans l’aire russienne. Dans l’ouest, le rite uniate (orthodoxes reconnaissant le Pape) se distingue du rite orthodoxe attaché à la hiérarchie de Moscou.
Le chaos s’installe après la révolution Russe de 1917. La fragilité du gouvernement de Pétrograd favorise l’émergence de nationalismes à la périphérie de l’Empire. Le 23 juin 1917, Proclamation unilatérale de l’autonomie de l’Ukraine, sauf (déjà) pour les provinces de l’est. Il y a deux entités distinctes en Ukraine, une à Kiev et l’autre à Kharkov avec le Donbass.
En tant d’état indépendant, l’Ukraine ne cesse de naître et de mourir : en 1919 – 1920, en 1939-1941 puis en 1991. Pendant la seconde guerre mondiale, elle est le terrain des plus terribles batailles lors de l’offensive allemande puis de la contre-offensive soviétique.
L’ouest et l’est du pays semblent alors radicalement différents. Cependant, en 1940, l’entente entre Staline et Hitler (pacte germano-soviétique, en attente de l’opération Barbarossa) permet la réunification sous la bannière du communisme de tous les peuples divisés au fil des siècles. Et il y a effectivement un mouvement nationaliste qui considère que le risque soviétique est plus grave que la barbarie nazie. Ces pronazis accompagnent l’avance allemande dans leurs massacres des Juifs (Babi Yar en septembre 1941, Odessa …), on les verra renaître avec le bataillon Azov.
Après la guerre, la région, dévastée, est gouvernée depuis Moscou par deux ukrainiens d’origine : Khrouchtchev et Brejnev qui épurent, collectivisent, investissent massivement dans les industries lourdes et de défense. L’Ukraine devient un élément essentiel de la puissance de l’URSS.
La Crimée est un don de Khrouchtchev à l'Ukraine en 1954 à l’occasion du 300ème anniversaire des accords de Pereïaslav actant l’union des Ukrainiens et des Russes, les Tatars en ayant été déportés en Asie centrale en 1944. Un sourd ressentiment des élites ukrainiennes considère que les Russes vampirisent leurs ressources.
La prochaine étape survient avec la décomposition du régime soviétique en 1990. Un référendum approuve l’indépendance du pays à 90% en 1991.
Une minorité de Galiciens développe des groupes fascisants plus ou moins néonazis. Le parti Svoboda recueille 3% des voix en 2007, 5% en 2010, 9,68% en 2012, surtout dans le centre et le nord du pays (à Kiev, 17% !). Voilà la source des allégations du dirigeant russe aujourd’hui.
La fracture du pays en deux est un phénomène pérenne aux racines culturelles, religieuses et historiques. L’apport de la démocratie représentée par la révolution Orange (Maidan) ne l’a pas réduit puisque les différences longtemps étouffées par l’unanimisme soviétique s’expriment enfin dans les urnes.
Et en plus, comme le souligne Zbigniew Brzezinski, ancien conseiller à la sécurité nationale américain : « Sans l’Ukraine, la Russie cesse d’être un empire ». Pour les Russes, la perspective de voir l’Ukraine adhérer à l’Union Européenne – initiée en 2004 – et/ou à l’Otan agit comme un chiffon rouge.
Voilà quelques éléments de cette histoire terrible, qui voit émerger sous les bombardements une identité ukrainienne jamais vue avant ce conflit tragique.
L’avantage de ce livre – dont la remise à jour date d’avril 2021 – est qu’il n’est pas écrit par un universitaire mais par un journaliste et écrivain, spécialiste de la Russie, ancien correspondant à Moscou, donc d'une écriture fluide, avec quelques notes de bas de page claires, une documentation très fournie.
On y perçoit l'immense incompréhension de deux peuples slaves pourtant si proches ...
Ma conclusion, c'est que la mauvaise foi est générale, du côté des Occidentaux comme des Russes, et des Ukrainiens qui n'ont pas respecté les accords de Minsk. Le paradoxe est que le principal thème de campagne du président Zelensky (très majoritairement élu) était la nécessité d'entamer des négociations avec la Russie sur l'autonomie des provinces russophones de l'est et sur la Crimée (qui avait approuvé massivement son rattachement à la Russie par un referendum refusé par l'Occident alors qu'il avait été accepté pour le Kosovo).
L’Ukraine, une histoire entre deux destins, par Pierre Lorrain, éditions Bartillat, 686 p., 25€.