Sauver Saint-Sauveur in Chora ?
Réaffecter un lieu de culte à une autre religion que celle pour laquelle l'édifice a été construit n’est pas un acte anodin, mais pas non plus original …
C’est un acte essentiellement politique à l’usage de la communauté internationale, un geste d’autorité très opportuniste envers ses concitoyens … ce que vient précisément d’accomplir le Président Turc Erdogan en rendant au culte musulman Sainte Sophie – Haya Sophia, la basilique consacrée à la sagesse divine - où la prière de vendredi dernier a été menée au jour anniversaire du traité de Sèvres d'août 1920 consacrant la mise en pièces de l’empire Ottoman.
On nage dans les symboles : sitôt sa conquête de Byzance, le sultan Mehmet II "le Conquérant" avait en mai 1453 (déjà !) reconverti la basilique chrétienne en mosquée, jusqu’à ce qu’Atatürk - adepte de l'esprit des Lumières - ne la transforme en musée en 1934 …
Les croyants de tous bords se consoleront peut-être (comme moi) en pensant que Dieu – qui nous est commun – sera sans doute invoqué avec plus de ferveur par les musulmans que par les innombrables touristes qui visitaient ce joyau imposant - en ce lieu qui a traversé les siècles et de nombreux tremblements de terre - qui est un trésor d'architecture commencé au IVème siècle et magnifié par Justinien au VIème …
Et nous, Français, sommes bien mal placés pour donner des leçons de tolérance religieuse en cette veille de Saint Barthélémy, nous dont le souverain, qui se pensait être à lui seul l'Etat, a révoqué l’Edit de Nantes …
Mais cela ne suffisait pas …
Une autre église emblématique - et une merveille - de l’art byzantin vient d’être à son tour reconvertie et celle-là me touche énormément, comme l’une des émotions artistiques qui m’ait le plus étreinte de toute ma vie : Saint Sauveur in Chora.
C’est un souvenir encore très vivace qui remonte aux premières années 2000. Nous nous rendions dans un quartier éloigné du centre (Edirne Kapi) pour visiter ce joyau de l’architecture, relativement difficile d’accès.
A un moment, cheminant le long d'un étroit trottoir entre des pavés disjoints, j’ai senti que mon allure d’occidentale pouvait choquer. Sur le conseil de Claude, j’ai boutonné les manches longues de ma chemise et j’ai noué un foulard sous mon menton, marché les yeux au sol …
Après tout, si je suis la première à souhaiter que les visiteurs de notre pays se conforment à nos usages traditionnels, je dois m’y plier à mon tour.
Et puis ce fut l’éblouissement.
Cette petite église en briques et pierres alternées, qui ne paye pas de mine de l'extérieur, nichée entre des arbres, m’a émue encore plus profondément que les vastes basiliques jadis admirées à Ravenne …
Saint Sauveur in Chora fut commencée au début du Vème siècle, située alors en dehors des murs de Constantin, ensuite englobée dans l’enceinte de Théodose. Reconstruite en plus grand en 1077-1081, elle fut dotée d’une somptueuse parure de mosaïques et de fresques par le puissant Théodore Metochitès entre 1315 et 1321. C’est la même époque que Giotto … mais avec une douceur et une élégance toute orientale.
Une première fois reconvertie en mosquée en 1511 (c’est donc une tradition …), ses décors furent recouverts de chaux afin de ne pas choquer la vue des fidèles. C’est ce qui a sauvé les fresques. Restaurée par les Américains Whittemore et Underwood après la guerre, elle fut réouverte à la visite en tant que musée en 1958.
Le Christ pantocrator et la Vierge Marie y sont représentés sur toutes les surfaces disponibles. C’est un enchantement pour les yeux : harmonie des formes et des couleurs, richesse des décors, intimité des multiples coupoles, calme de ce lieu isolé … J’ai eu la chance de trouver un livre illustrant ces merveilles de l’art sacré, qui appartiennent à toute l’humanité. Que vont-ils devenir désormais ?
L’instrumentalisation politique des croyances m’a toujours révulsée. En ce dimanche, je suis particulièrement triste. Pourrons-nous un jour revoir sans contrainte les mosaïques de Saint-Sauveur in Chora ?