Le pays des autres, roman par Leïla Slimani
Raconter la saga de sa famille et un thème cher aux écrivains. C’est à la fois un tribut aux ancêtres qui nous ont façonnés, la fixation de souvenirs d’enfance devenus légendes, un devoir de mémoire pour les générations futures.
Pour Leïla Slimani, un roman dominé par la figure des femmes : fortes, parfois violentes, soumises, accablées, résilientes, amantes exacerbées, surdouées, flamboyantes.
Ce premier épisode a pour héroïne Mathilde, la grand-mère de l’auteur. Alsacienne, elle a 20 ans en 1947 et vient d’épouser un bel officier de l’armée qui a libéré son village. Il est marocain, bardé de décorations, féru d’agronomie. Il vient d’hériter de terres familiales laissées à l’abandon, criblées de pierraille. Ils partent pour Meknès. Un voyage les menant de l’illusion de la liberté aux mâchoires de l’enfer. Comment s’intégrer dans ce pays si radicalement différent, assumer cette union mixte, mal vue de chacune des communautés, cette pauvreté, dans des affres des difficultés économiques et du désert culturel ?
Des fils secrets me relient à cette histoire. Mathilde est née en 1927, elle débarque à Meknès vingt ans plus tard. Ma mère Lucie, née fin 1913, avait débarqué à 19 ans avec son mari en 1932, à Casablanca puis à Meknès. Ils en étaient partis en 1944, d’abord à Alger puis à Paris. Amine, héros de guerre, a été fait prisonnier en 1940 et s'est évadé trois années plus tard pour reprendre le combat, tout comme Jean, mon père ... Ces paysages, je les ai parcourus quelques années avant sa disparition en 2004. J’ai vu l’immeuble où ils demeuraient dans la ville européenne, décrépit mais intact … Ils avaient de très bons amis qui étaient restés au Maroc après la guerre, avaient tenté de s’y maintenir après l’indépendance, sans succès …
Je me souviens aussi très vaguement des « événements » de Petitjean – aujourd’hui Sidi Kacem – en août 1954. La famille de mon oncle Paul avait été rapatriée en France en catastrophe. Leur mobilier avait été incendié et ils s’étaient retrouvés avec cinq enfants sans savoir où loger. Cela doit évoquer de cruels souvenirs à mon cousin Raymond qui, je le sais, va lire ces lignes.
L’histoire est celle de ces hommes et ces femmes, durs à la tâche, aucunement préparés à cette immersion dans un monde totalement différent, d’un autre temps, où des solidarités se tissent malgré les différences culturelles, des oppositions irréductibes devenues haines aussi mais où, pour Mathilde, la solitude tourne à l’obsession. Seule lumière dans ce tableau : la clairvoyance d’Aïcha, cette petite fille précoce et rebelle, comme sa tignasse indomptablement blonde, dont on perçoit qu’elle va surprendre tout le monde.
Un roman à relier avec les ouvrages de Michèle Perret « Terre du vent » et d’Alice Zeniter « L’art de perdre ». Des œuvres puissantes, écrites par des femmes – est-ce un hasard ? – qui nous posent l’éternelle question de ce que fut l’époque coloniale : ouverture vers l’universalité ou crime contre l’humanité ?
Le pays des autres, Première partie : La guerre, la guerre, la guerre - roman par Leïla Slimani, chez Gallimard, 366 p., 20€