Civilizations, roman de Laurent Binet
Avec Laurent Binet, l’histoire se retourne comme un doigt de gant …
C’est peu court de parler d’ « uchronie » car cette pochade aussi jubilatoire qu'artistement documentée vise plus haut. Comment imaginer l’interprétation d’une civilisation par une autre, avec tous les faux-sens, les étonnements, les pièges de l’incommunicabilité imaginables. Combien de temps et à combien de renoncements faut-il consentir pour faire société lorsqu’on vient de mondes totalement différents ?
Laurent Binet excelle à réécrire l’histoire. Ici, Christophe Colomb a échoué dans sa quête de Cipango et s’est laissé massacrer par les autochtones, mais les Incas, puis les Mexicains ont récupéré ses caravelles, fait le chemin en sens inverse et ont conquis ce qu’ils appellent le « nouveau monde » et qui est notre vieille civilisation judéo-chrétienne, ses luttes pour l'Empire, ses inégalités, ses turpitudes religieuses, son esclavagisme et aussi sa culture incarnée par ses peintres et les sculpteurs de la Renaissance italienne.
Le propos est redoutable et laisse à réfléchir. Nourri d’une foule de références : en vrac Tintin et "Le Temple du soleil", « La conquête des îles de la terre ferme » d’Alexis Jenni, le stratagème esquissé de l’utilisation du Cid mort ficelé sur son cheval lors du siège de Valencia, ou encore « La part de l’Autre » d’Eric-Emmanuel Schmitt qui imagine la vie d’Adolf H. qui aurait été admis aux Beaux-Arts. Je n’ai pas déchiffré tous les clins d’œil – sauf l’allusion au puissant géant TaÏnos aux yeux noirs nommé Chalco Chimac …
« La sagesse d’un païen, s’il est guidé par Dieu quand bien même à son insu, peut faire davantage pour l’humanité qu’un chrétien assoiffé de sang. » Ces Incas s’avèrent bien plus tolérants que les européens du XVIème siècle, mais finalement, c’est leur culte du Soleil qui convertira toutes les populations. Transposons un instant et imaginons les ravages de la conquête par les aventuriers hispaniques des civilisations raffinées que nous qualifions aujourd’hui de « précolombiennes ».
C’est donc un texte jubilatoire, qu’apprécieront beaucoup ceux qui s’intéressent à l’histoire du développement des courants commerciaux à partir des Grandes découvertes puisqu’en définitive, tout comme dans l’histoire « vraie », c’est le commerce transocéanique qui transforme le monde, dans quelque sens qu’il s’établisse : le vin, les armes, les tableaux dans un sens, l’or et l’argent, le salpêtre, les pommes de terre, les tomates et le maïs, la coca dans l’autre.
Selon moi, ce n'est pas le meilleur des romans de l'auteur mais il se laisse lire avec plaisir jusqu'à la fin. Et après tout, et si cela s’était passé ainsi ? Ne serait-ce pas aussi une réfutation pleine d'humour de la fumeuse théorie du grand remplacement ?
Civilizations, roman par Laurent Binet, publié chez Grasset, 378 p., 22€