L'art de perdre, roman d'Alice Zeniter
Chaque année, je suis particulièrement impressionnée par un livre … et cette fois-ci, c’est ce pavé de 500 pages, cinquième roman d’une écrivaine de 31 ans, normalienne hyper douée, qui renouvelle le thème classique du retour aux racines familiales en une fresque dérisoirement épique courant sur trois générations bouleversées par la guerre et le déracinement.
Il y a d’abord l’histoire d’Ali, le colosse fondateur de clan, revenu des combats de Monte Cassino bardé de décorations, et qui fédère autour de lui et de ses oliviers ses frères et ses cousins sur une crête de la montagne kabyle. Sa réussite dérange une autre famille déjà établie qui choisira le soutien au FLN lors de la guerre de l’indépendance. Ali sera donc plutôt du côté de ses anciens frères d’armes et donc, il devient un traitre. Il a pourtant encore une fois de la chance puis qu’il parvient à faire embarquer sa femme et ses enfants pour une France inconnue, qui a abandonné derrière elle la grande majorité des harkis qui l’avaient pourtant servie dans ce conflit. Et c’est la vie de camps qui attend cette famille, dans le froid, la boue, l’humiliation, le dénuement : Rivesaltes, Bias, Saint Maurice l’ardoise …
Le fils aîné prend le relais : Hamid, un gosse surdoué qui va rattraper son retard scolaire en un rien de temps pour devenir bientôt le scribe de cette famille enfin logée dans une cité HLM éloignée de tout, dans les brumes de la Normandie. Hamid veut s’en sortir, s’intégrer, fréquenter des amis « français de souche ». Il va épouser la douce Clarisse et aura avec elle quatre filles, dont la narratrice, Naïma. Il se contentera d’un emploi à la caisse d’allocations familiales et ne saura toujours rien des raisons qui ont obligé son père à fuir l’Algérie.
Une histoire bardée de silence qui hante la jeune femme : elle a poursuivi des études brillantes et travaille dans une galerie d’art contemporain. Elle couche avec son patron : en fait, Naïma a poussé beaucoup de portes, uniquement pour vérifier que celles-ci étaient ouvertes. C’est sa logique d’intégration, qui lui interdit de coucher avec quelqu’un qui soit originaire de la région de sa famille, une forme de racisme propre à certains descendants d’immigrés. C’est aussi une nouvelle obligation pour les femmes : adopter le comportement sexuel que l’on prête aux hommes, celui de prédateur à proie.
Naïma veut pourtant « simplement parler » : c’est la phrase qui précède les ruptures, c’est le mensonge du méchant dans les films d’action pour que l’on ouvre la porte. Est-ce qu’il est si difficile de «simplement parler » ? Hamid son père, ne veut rien entendre, Ali, le grand-père est mort en emportant ses secrets, Yema, sa toute petite grand-mère, ne parle pas le français et Naïma n’a pas appris l’Arabe.
C’est le poème d’Elizabeth Bishop (1911 – 1979) qui dit que « Dans l’art de perdre il n’est pas dur de passer maître ». Ce roman est celui de l’angoisse, de l’exil, de la peur, de la soumission et de l’humiliation, de la perte des terres et des repères, du fantasme d’un paradis inaccessible, de la mémoire interdite, des racines arrachées, d’une langue et d’une religion perdues. Il devrait aussi être celui d’une culpabilité collective : la nôtre, qui n’avons pas su ni rien voulu savoir, encore aujourd’hui.
En bref, un très beau livre qui m’a naturellement fait penser à celui de Michèle Perret « Les arbres ne nous oublient pas », l’autre facette de la tragédie algérienne.
L‘art de perdre, roman d’Alice Zeniter, chez Flammarion, 507 p., 22€