L'Oeuvre, roman d'Emile Zola
Publié en 1886, L’œuvre est le 14ème roman de la fresque des Rougon-Macquart. C’est une plongée dans l’univers des artistes qui renouvellent la façon de concevoir la peinture et la sculpture. Il se déroule entre les années 1863 et 1876, dans un microcosme que Zola fréquente assidûment. C’est aussi une histoire d’une tristesse écrasante, comme tout ce qui touche à la famille Lantier …
Le héros principal, Claude Lantier, est le fils de Gervaise (L’Assommoir), demi-frère de Nana, frère d’Etienne (Germinal) et de Jacques (La Bête humaine). C’est un peintre génial dans ses fulgurances, mais incapable de mener à bien sa vision de la nature. Il est le précurseur de l’école du plein-air (il s’agit naturellement des Impressionnistes) mais ne parvient jamais à faire recevoir au Salon officiel aucune de ses toiles, trop visionnaires, trop choquantes pour le monde des critiques et les canons académiques des pompiers.
Chaque été, je lis un roman de Zola.
J’avais acheté l’intégrale en édition illustrée il y a très très longtemps. Mais chaque ouvrage me laisse dans une telle déprime que je ne les consomme qu’avec modération. Celui-ci m’a attirée après avoir visité la superbe exposition du musée d’Orsay consacrée aux portraits de Cézanne.
C’est en effet à la suite de la parution de L’œuvre que Cézanne, qui a cru se reconnaître dans le personnage central de Claude, s’est durablement brouillé avec son ami d’enfance Emile Zola. Pourtant, si la figure de Claude emprunte de nombreux traits de caractère à Cézanne, elle est un puzzle d’autres peintres de ce temps. En particulier, on pense à Edouard Manet puisque le tableau qu’expose Claude au Salon des Refusés ressemble furieusement au « Déjeuner sur l’herbe » qui fit scandale à l’époque … Et que pour le grand tableau maudit de la fin, on songe aux « déchargeurs » de Claude Monet …
C’est un roman choral où Zola décrit une palette de personnages secondaires pleins de vérité : le critique qui promeut tel ou tel de ses amis, Mahoudeau le sculpteur qui n’a pas assez d’argent pour se payer les armatures métalliques de sa grande figure, Henri Fagerolles, peintre à la mode qui s’inspire avec succès des thèmes de Claude Lantier et rencontre la gloire et la fortune, Bongrand, le vieux peintre reconnu qui a toujours le trac de montrer un nouveau tableau, l’architecte incapable de construire pour son beau-père, un maçon entreprenant … les femmes : les aimantes dévouées comme Christine, et aussi celles qui se jettent à la tête des hommes qui ont de l’argent comme Irma Becot.
C’est une étude particulièrement fouillée sur le processus de création, non seulement artistique mais aussi littéraire. Zola s’est mis en scène dans le personnage de Sandoz, l’ami fidèle de Claude. Il explique son grand projet, celui-là même qui a porté l’écrivain au faîte de sa gloire, son épopée d'une famille. Il fait part de ses angoisses, de la façon dont son œuvre le dévore, tout le temps, le jour et la nuit …
« Écoute, le travail a pris mon existence. Peu à peu, il m’a volé ma mère, ma femme, tout ce que j’aime. C’est le germe apporté dans le crâne, qui mange la cervelle, qui envahit le tronc, les membres, qui ronge le corps entier. Dès que je saute du lit, le matin, le travail m’empoigne, me cloue à ma table, sans me laisser respirer une bouffée de grand air ; puis, il me suit au déjeuner, je remâche sourdement mes phrases avec mon pain ; puis, il m’accompagne quand je sors, rentre dîner dans mon assiette, se couche le soir sur mon oreiller, si impitoyable, que jamais je n’ai le pouvoir d’arrêter l’œuvre en train, dont la végétation continue, jusqu’au fond de mon sommeil… Et plus un être n’existe en dehors, je monte embrasser ma mère, tellement distrait, que dix minutes après l’avoir quittée, je me demande si je lui ai réellement dit bonjour. Ma pauvre femme n’a pas de mari, je ne suis plus avec elle, même lorsque nos mains se touchent. »
Comme après chaque lecture de Zola, m’assaillent une foule de sensations, d’impressions profondes, le cœur serré avec le sentiment d’avoir touché le fond de la misère de l’âme.
Encore un chef-d’œuvre !