Affaire terminée, j'arrive ! - Chapitre 16
Chapitre 16 – Jean reprend du service
Après quelques jours de détente, Lulu me présente à son patron, Président du Tribunal du Pacha. Il me questionne sur la vie des prisonniers ainsi que sur les péripéties de mon évasion, puis me donne un mot de recommandation pour un de ses amis, qui est Président de la Commission d'achat des viandes pour la région. Celui-ci m'offre tout de suite un emploi de payeur dans un groupe d'achats. Selon le parcours prévu, je passe à la banque encaisser trois à cinq millions, le tout en petites coupures, ce qui me fait deux grosses sacoches. Nous partons le matin très tôt, dans une voiture à gazogène.
Nous sommes cinq : un chef de Commission, ancien enseignant d'une cinquantaine d’années, un délégué notable Arabe de trente ans et un maquignon français de mon âge, ancien du Premier Zouaves, ce qui nous rapproche et nous devenons très vite bons amis, puis le chauffeur arabe. Chaque semaine nous partons dans une direction différente et ne rentrons que lorsque la quantité nécessaire à l'approvisionnement a été trouvée, et il nous en faut car nous avons cinq cent cinquante mille rations journalières à assurer. Dans les souks où nous allons, les Arabes sont plutôt réticents pour nous vendre leurs bêtes, parce que nous les payons au tarif officiel, ce qui ne fait pas leur affaire. Ainsi, nous parcourrons le Maroc dans tous les sens et dans ses recoins les plus reculés. Une fois, en roulant sur le fond d'une rivière dont le lit tient effectivement lieu de piste, nous sommes surpris par une crue soudaine. Nous devons abandonner en vitesse la voiture, qui est emportée en moins de dix minutes par le flot. Nous continuons à cheval, avec selle arabe. Il faut savoir comment elles sont, surtout pour un novice comme moi. Inutile de décrire l'état de mes fesses au bout de trois jours. Nous touchons une nouvelle voiture, grosse américaine, toujours à gazogène. Un matin, en haute montagne, bien avant que le soleil ne se montre, je sens dans la voiture une odeur de brulé. Au bout d'un moment, tous alertés, nous stoppons. Comme il fait noir, le chauffeur fait le tour de la voiture et ouvre le coffre arrière. A cet instant, le vent qui souffle dans le sens de notre marche s'y engouffre et fait éclater l'incendie qui couvait depuis un bon moment. Le chauffeur avait au départ attisé le foyer du gazogène puis remis son tisonnier tout chaud dans le crin des dossiers. J'ai juste le temps de sauver mes sacoches, que la voiture n'est plus qu'un brasier. Plusieurs fois par la suite, nous reverrons en passant l'épave toute rouillée de notre voiture. J'ai un gros travail, quand nous rentrons, pour mettre au propre tous mes comptes et rendre le reliquat de ma caisse à la banque. Mais cela me plait beaucoup et je suis bien payé, en plus nous mangeons dans les meilleurs restaurants parce que notre chef est une fine gueule. Au bureau, l'ambiance est à la "Révolution Nationale" : tous d'accord pour gagner la guerre, plutôt avec la peau des autres, et surtout ne pas avoir à reprendre un fusil.
Alors que moi, je suis franchement pour De
Gaulle, mais il est malsain d'en parler. Le chef de la Légion Française des
Combattants, pétainiste à fond, est alors le colonel vétérinaire des abattoirs.
Il me prend un jour à part pour me faire la morale, ainsi que l'éloge de son
mouvement politique. Je m'en tire par une pirouette et nous n'en parlons plus
... mais l'ambiance s'en ressent et je vois bien qu'il m'a à l'œil. Avec
toujours la même équipe, nous continuons à parcourir le bled dans tous les
sens, nous traversons des paysages merveilleux et avons souvent l'occasion de
voir de près des mouflons. Parfois, nous sommes arrêtés par un poste de gardes
arabes qui, avec une simple chaine, nous barrent la route. Cela m'intrigue, car
cela se passe toujours dans des endroits perdus. J'en fais part à notre chef
qui est certainement au courant. Il m'explique que ces postes sont dotés d'un
téléphone de campagne camouflé et que, au cas où une commission d'armistice
allemande ou italienne viendrait à visiter le secteur, celui-ci serait averti
largement avant son arrivée. Nous nous trouvons en effet dans des lieux où pas
mal de matériel militaire soustrait au contrôle de la Commission a été caché.
Nous rencontrons même parfois des goums entiers en manœuvre d'entrainement. Je
saurai plus tard que c'est le Général Leblanc qui commande tout ça.
Et soudain c'est le drame. Les soldats américains ont débarqué en plusieurs points du
littoral marocain, drapeau en tête, mais l'armée française, selon les ordres
prescrits par Pétain, a tiré. Les américains ont riposté et il y a eu des morts
de part et d'autre. Sous nos fenêtres, rue Blaise Pascal, c'est un défilé
ininterrompu d'ambulances passant à toute vitesse, en hurlant de toutes leurs
sirènes. Je file aux abattoirs pour prendre mon travail. Mais l'abattoir est situé
en plein dans le champ de tir de l'artillerie américaine. Nous recevons des
éclats d'obus ainsi que les douilles des mitrailleuses des avions qui se tirent
dessus. Avec des camions, nous évacuons la viande abattue et allons nous
installer au marché central en ville pour la vendre. Cela dure trois jours, et
après un beau gâchis faisant trop de morts de chaque côté, le calme revient.
C'est déprimant. Mais après, quelle panique chez les Vichystes ! Et surtout
parmi la Milice qui avait prêté serment deux ou trois jours auparavant.
Finalement, tout rentre dans
l’ordre et je reprends mes tournées dans le bled. Je tombe un jour en ville sur
mon ancien chef de bataillon de la mobilisation. Nous causons de choses et
d'autres et il m'apprend qu'il va reprendre du service, qu'on va lui confier la
mise sur pied d'un bataillon d'instruction et que pour cela il recherche des
cadres, et ... qu'il serait heureux de m'avoir parmi eux. Je n'hésite pas une
seconde pour lui donner mon accord et c'est comme ça que je reprends moi aussi
du service, par appel individuel car il n'est pas encore question de
mobilisation générale. Comme le fameux bataillon d'instruction met du temps à
prendre forme, car on ne sait pas encore où l'installer, on me confie le bureau
de paiement des frais d'évasion, ce qui me permettra d'être dans les premiers
remboursés. Je vois passer là toutes sortes d'individus, depuis celui qui
prétend s'être évadé avec deux valises de cinquante kilos et qui demande de
gros frais, à celui qui est venu les mains dans les poches et ne demande rien.
Je m'entends très bien avec le capitaine qui supervise mon service, où j'ai
plusieurs dactylos sous mes ordres. Aussi les gourmands n'ont qu'un minimum à
toucher, d'autant plus qu'aucun de ceux-là ne parle de s'engager pour reprendre
la lutte, alors que les jeunes qui ne demandent aucuns frais mais surtout de
s'engager au plus vite, j'en fais mon affaire personnellement : je leur rédige
moi-même la note de frais "maison", qu'ils n'ont qu'à recopier et
passer à la caisse. J'ai comme ça fait des heureux qui ne savaient même pas
qu'ils avaient droit à un défraiement.
Finalement, le bataillon se forme à Oued-Zem. J'en prends l'administration, solde, alimentation, fascicules. Comme
je dispose de beaucoup de personnel compétent, j'organise mes bureaux par
spécialités, plus faciles ainsi à contrôler, et cela me laisse pas mal de temps
libre, que j'emploie à l'amélioration du camp. Je seconde autant que je peux le
Capitaine, qui est chargé de l'ensemble des travaux. Celui-ci est ingénieur aux
mines des phosphates, qui se trouvent à proximité de notre camp, ainsi il nous
prête tout le matériel dont nous avons besoin. J'ai de la maçonnerie à faire,
et pour cela j'emploie des prisonniers italiens qui sont maçons de profession,
travailleurs et efficaces. Et comme ça, je repars dans les travaux de bâtiment.
Vers la mi-septembre, le Commandant m'annonce qu'il a demandé un commandement
actif et qu'il ne tardera pas à nous quitter. Je suis perplexe, car pour
retrouver un chef aussi chic et compréhensif, ce sera difficile, et puis
j'aimerais bien changer un peu, maintenant que la situation s'est éclaircie.
J'y pense quand un jour arrive au bureau une note de service demandant des sous-officiers
volontaires, parlant anglais. Quoique mon anglais soit des plus primaires, je
demande au Commandant si je peux m'inscrire. Bien entendu, me répond-il,
remplissez la note et je mettrai mon appréciation. Aussitôt dit, aussitôt fait,
en cinq minutes, la note est rédigée et expédiée. A Dieu vat. Et le train-train
continue. Le temps passe puis un jour, un télégramme arrive d'Alger, me demandant
de rejoindre sans délai. C'est bien beau tout ça, mais mon nouveau Commandant
m'a apprécié entre-temps. Dès son arrivée, je l'avais mis au courant de ma
demande de départ. Il m'avait dit alors :
- On a le temps, on verra ...
Mais
maintenant il ne veut plus me lâcher, et par un échange de nombreux
télégrammes, il cherche à faire annuler ma mutation, même le général commandant
la division s'en mêle. Rien à faire, il me faut rejoindre Alger.
Heureusement que toutes ces démarches ont pris beaucoup de temps, ce qui me permet de passer Noël à la maison avec ma petite famille. Et les premiers jours de janvier 1944 me voient dans le train pour Alger. Sitôt arrivé je me présente à l'État-major où un planton m'introduit auprès du Lieutenant Colonel que je reconnais tout de suite : c'était celui qui nous commandait à Maubeuge. Il me reçoit très cordialement - Enfin, vous voilà, ils vous en ont fait, des misères, pour vous laisser partir ! Il se souvenait particulièrement de moi, parce qu'étant comptable, j'avais demandé à passer en section, c'est-à-dire en unité combattante et le Capitaine Hascouët, notre commandant de compagnie, en avait fait des gorges chaudes à leur popotte, car ce n'était pas courant. Il dirige pour l'instant le personnel de l'État-Major et me dit que je suis affecté au Commissariat des Affaires Etrangères, qui se trouve au Lycée Fromentin, service de la Valise Diplomatique.
Qu'est ce que peut bien être ce truc ?