Jules Ferry, la liberté et la tradition - essai par Mona Ozouf
Ceci n’est pas une biographie … mais un portrait philosophique d'un homme qui a compté parmi les plus haïs de la politique française.
Publié en 2014, donc bien avant l’arrivée au pouvoir d’une autre homme politique certainement tout aussi détesté, l’analyse de l’historienne et philosophe éminemment laïque Mona Ozouf (née en 1931) souligne une foule de constantes de nos travers comme de nos spécificités nationales.
Quand on parcourt la liste des ouvrages de Mona Ozouf depuis 1962, on perçoit son thème de prédilection : l’avènement de la République. Il était donc évident qu’elle s’intéresserait à la trajectoire de Jules Ferry (1832 – 1893), l’homme de l’école gratuite, laïque et obligatoire, promoteur de l’expansion coloniale.
C’est un court essai, mais plein d’enseignements sur notre situation politique actuelle, alors qu’il a été publié il y a plus de dix ans. Et je n’oublie pas non plus que Mona Ozouf a collaboré en 1947 à l’écriture de ce qui fut mon premier manuel d’histoire de France.
Un portrait de Jules Ferry et aussi de notre pays, si paradoxal avec la certitude qu’il existe à la fois un esprit français et la passion mise à en découvrir fébrilement une identité qui réponde aux tentations de dissidence et dont la fracture révolutionnaire est l’emblème.
Jules Ferry, devenu post mortem le génial artisan de l’unité nationale par l’école, fut pourtant l’homme le plus haï de notre vie politique. Deux facettes, donc : l’œuvre scolaire qui mérite l’éloge, la colonisation qui appelle la repentance.
Son but : « organiser l’humanité sans Dieu et sans roi. » Un « credo » : la source de l’inégalité des conditions sociales réside dans l’inégalité de l’accès à l’instruction. Une France désormais vouée au suffrage universel est menacée par l’ignorance et l’atonie de la vie civique. Il faut faire des citoyens éclairés, aguerris et conscients, capables de résister à la fatalité qui emporte le régime républicain vers l’émeute puis le césarisme.
Une limite cependant : l’assurance que la diffusion des Lumières suffira à éradiquer la misère. Dès que Ferry rencontre le malheur social, il se satisfait d’en confier la guérison à l’extension du savoir.
L’expansion coloniale est un remède à l’humiliation de la défaite de 1870. Ferry entend sortir la France de l’isolement dans lequel la maintient la politique de Bismarck. Juliette Adam (Lambert), patriote exaltée, et surtout Clemenceau lui sont frontalement opposés. Cependant Ferry n’est pas dupe : il s’inscrit en faux contre « L’Algérie, c’est la France », métaphore patriotique et logique sommaire face à l’inertie résistante des populations.
En matière institutionnelle, Ferry est adepte d’un renforcement de l’exécutif contre le légicentrisme facteur d’instabilité et pour le droit à la dissolution pour retrouver une majorité. Il rêve de voir « dans sa vie le spectacle d’un ministère qui durerait autant que la législature. » Un programme politique qui l’a condamné à l’échec.
Son dilemme : comment bâtir l’Unité de la Nation sur l’exercice de la Liberté. Quand faut-il trancher entre l’unité et la liberté ? Sa réponse : chaque fois que c’est la République elle-même, comme régime et comme civilisation, qui est menacée.
Autant de mises au point, sans complaisance, de l'autrice, et de réflexions d’une brûlante actualité.
Jules Ferry, la liberté et la tradition, par Mona Ozouf, publié chez Gallimard, collection L’esprit de la cité (2014), 113 p., 12,50€