Nostalgies de comptoir
Il m'en a fallu du courage, ce matin, pour m'extraire de mon lit douillet et me rendre à jeun au laboratoire pour la prise de sang qui prélude à la visite de routine à mon gentil cardiologue. Je m'étais revêtue de l'armure adéquate : collants épais, pantalon de laine, twin-set en cachemire, foulard Hermès (faut ce qu'il faut à mon âge), bérêt bien enfoncé sur les deux oreilles et manteau de vison : la panoplie de la parfaite rombière !
Mais le rituel, la récompense, c'est après : prendre un petit déjeuner au comptoir d'un bistrot à l'heure où les travailleurs vont boire. Ce matin juste après huit heures, j'ai choisi Le Vavin, à l'angle de la rue Notre-Dame des Champs. Atmosphère calme et studieuse : on lit puis on se passe le Parisien et Libération, et je dispose de peu de centimètres de comptoir pour déguster une noisette et une tartine. Le garçon, plus tout jeune et qui se prénomme Claude - fait des blagues : "ce sera un neurone", et le client de répondre : "j'en n'ai plus !"...Les jets de vapeur du percolateur, le cliquetis des cuillères en inox, les habitués qui se saluent chaleureusement, le mélange des professions, l'absence de fumée, les teintes sombres du mobilier...Un instant parisien inimitable, intransposable...Une fausse note cependant : un client qui commande un petit calva après son double café, servi dans un dé à coudre et dégusté en trois longues gorgées....à quelques minutes après huit heures..Je croyais cela terminé, surtout chez les jeunes !
Et me voilà transportée quarante ans en arrière : je travaillais alors dans une banque spécialisée dans le crédit aux PME et qui ouvrait ses guichets à huit heures. Les services, installés rue La Boëtie, devaient être disponibles à la même heure, et Claude me conduisait au bureau avant de commencer sa journée. On s'arrêtait au pied de mes bureaux dans un rade bondé. Au comptoir, outre une épaisse fumée de cigarette qui vous assaillait dès la porte ouverte, flottait une insistante odeur d'alcool à bon marché : nombre de clients s'envoyaient une petite "bistouille", comme on dit dans le Nord. Je trouvais cela choquant...Comme quoi....
Une dernière évocation, dans le septième arrondissement, un rade au coin de la rue de Bourgogne et de la rue de Grenelle. Je sors du laboratoire, envisonnée, je tourne le dos à l'entrée et suis placée contre le stand de vente de tabac.
Un homme en salopette bleue et pull modèle camionneur entre. Tout à fait Bruno Carette dans "Milou en mai", version hiver. Il règle son paquet de clopes et déclare haut et fort : "Humm, ça sent Shalimar ici, c'est vous, Madame ?"...Et moi, je rêve de rentrer dans un trou de souris et rougis jusqu'aux oreilles...Pas si mécontente, tout de même !