Chapitre
7 : à nous deux, Paris !
Lucie :
Je devais avoir quinze ans, et j'allais encore à l'école. Pauline, qui avait
quatre ans de plus que moi, me dit un beau jour :
- J'ai fait la connaissance d'un
garçon, je lui al donné rendez-vous au bal, mais malheureusement, j'ai donné un
autre rendez-vous à la même heure à un autre garçon. Si tu veux, tu peux aller
à ma place à ce premier rendez-vous.
Je n'avais pas du
tout envie de rencontrer de jeune homme, mais j'y vais tout de même. Déjà assez
avancée en âge, mais pas tellement en compréhension, j'avais beaucoup de jeunes
béguins, et voilà que je rencontre ainsi Jean. On
a dansé. D'après ce qu'il m'a raconté plus tard, dès qu'il m'a vue, cela a fait
Hop ! Et pourtant, il me manquait, juste devant, la moitié d'une incisive,
je n'étais pas belle, vraiment. Pourtant, je lui ai plu. Et tout de suite il m'a dit que si
j'étais capable d'attendre cinq ans, on allait se marier. J'ai dit oui, mais je
n'y croyais pas.
On a continué à se voir, à se fréquenter, à se fâcher…Moi,
j’allais à l’école, au Cours Pigier : je préparais les diplômes de sténo-dactylographe et Teneur de livres. Je n’étais pas du tout bonne en maths.
Jean m’aidait à faire mes devoirs…
Je n’ai pas fait de progrès depuis, ce côté-là.
Quand j'ai eu dix-huit ans, Jean
est parti accomplir son service militaire. Il a devancé l'appel, et nous nous
sommes mariés le 9 janvier 1932. Mes parents ne voulaient pas, ils pensaient
que j'étais trop jeune. Que mon mari était trop jeune. Ils auraient voulu me
garder un peu, j'étais la dernière, les trois autres filles étaient toutes
mariées ... Je tenais beaucoup de place dans la maison, je les faisais rire ...
On s'est mariés à l’église
Notre-Dame de Bon Voyage. On a emprunté mille francs à notre témoin, François
Lotard pour payer trois mois de loyer d'avance. Lui, il les a sortis de la
Caisse d'Épargne. On s'était promis de les lui rembourser très rapidement.
On avait loué une jolie petite villa qui s'appelait
"Le roc fleuri". Jean n'avait pas non plus de costume, il venait de
finir son service militaire ... Pendant tout le premier mois que nous avons été
mariés, on n'a mangé que des pommes de terre et des œufs. A la fin du mois, on
a rendu ses mille francs à notre témoin, tout en petite monnaie. Et pour lui
faire plaisir, nous lui avons acheté, lui qui n'en avait jamais eu, un pyjama !
Jean travaillait comme peintre chez
Vial & Fassi. J’étais entrée au mois de mai « Aux pêcheurs
réunis » à Juan-les-Pins, comme caissière-facturière. J’étais bien payée,
j’allais à Juan en Autobus. J'ai commencé
avec la grosse saison, j’en finissais avec les factures à trois heures de
l'après-midi. Après, la saison s'est terminée, mais comme j'étais bien payée,
je tenais à rester là et comme la vendeuse est partie, je me suis mise à la
vente du poisson. Ensuite je devins livreuse. Ensuite, je glaçais le poisson,
c'est à dire que je mettais dans la
glace le poisson qui n'avait pas été vendu, pour le lendemain.
Avec un vélo,
un gros panier devant, j'allais livrer. On servait surtout les hôtels et les
pensions. On apportait tout en vrac : le poisson, des poulets, le beurre ... Je
connaissais tous les chefs. Je rigolais volontiers, et tous m'avaient prise en
amitié, me témoignaient de la considération.
- Chef, je vous apporte votre commande !
- Ah, la petite
Lulu, viens par ici, je t'ai mis de côté un petit gâteau.
J’allais à
l’Hôtel du Cap où je connaissais très bien le directeur, Monsieur Cella, qui
m’avait prise en amitié. Monsieur Cella demandait au chef pâtissier :
- Chef, vous avez quelque chose pour la petite Lulu ?
Je n’arrivais même pas à tout manger !
Il arrivait parfois que des clientes désirent des huîtres. Je leur proposais
de venir les ouvrir chez elles. Elles commandaient deux douzaines, j'en mettais
trois dans le panier, je m'arrêtais au coin d'une rue, je m'ouvrais une
douzaine d'huîtres et hop ! J'arrivais, livrai les clientes, et en plus, elles
me donnaient vingt sous.
Ensuite, quand je me suis mariée, Jean m'a dit :
- Oh là, là, tu
sens trop mauvais, je préférerais que tu changes de place. Je n'ai pas insisté.
Mais je trouvais que nous n'étions pas assez payés à Cannes et c'est ainsi que
je me suis interrogée:
- Et si on partait à Paris ? Il a fallu le
dire à mes parents. Mon père disait que pierre qui roule n'amasse pas mousse
...
On est partis au mois de juillet. On
avait en tout et pour tout deux cents francs. Juste de quoi payer une semaine
d'avance pour une chambre meublée. Nous en avons trouvé une située 88, avenue
de Saint-Mandé.
La première chose que nous avons faite,
c'est d'aller au cinéma.
- Demain, on
cherchera du travail.
Le lendemain,
on va encore au cinéma. On sortait de l'un pour rentrer dans l'autre. Quand il
ne nous est plus resté que vingt francs en poche, Jean se dit qu'il était tout
de même temps d'aller voir la personne pour laquelle il avait une lettre de
recommandation.
Comme nous achetions chaque jour
France-Soir, on ne s'était absolument pas douté que ce journal indique toujours
la date du lendemain. On lisait par exemple sur le journal
"vendredi", mais en réalité on était jeudi.
J'avais entendu
parler des grandes eaux de Versailles. On prend le train jusqu'à Versailles ...
pas de grandes eaux. Qu'à cela ne tienne, on passe la journée à Versailles.
Mais ce qui était étrange, c'est que tous les magasins étaient fermés, il n'y
avait pratiquement pas de voitures dans les rues. On regarde partout. Comment
se faisait-il que tout ou presque était fermé ..... ? J'avise
une marchande de journaux et lui demande :
- Dites, Madame, qu’est-ce qui se
passe aujourd’hui, on dirait que tout est fermé ?
- Mais, c’est dimanche, ma petite
dame !!
Nous avons été saisis d'un grand rire ... et puis, nous
sommes allés au cinéma !
Et le lendemain, effectivement un
lundi, Jean est allé se présenter là où il avait cette recommandation et on l'a
pris tout de suite. C'était un excellent ouvrier. Puis je me suis mise à mon
tour à chercher du travail. Après un jour ou deux, je me présente à la Banque
du Franc. On avait arrêté Madame Hanau, mais malgré tout, l'entreprise tournait
encore. J'ai donc travaillé à la Banque du Franc.
Un jour, mon patron m'invite à un
dîner professionnel. Je demande à Jean si cela ne le dérange pas. Ce soir là,
j'ai dîné avec Aristide Briand ! Je
n'osais même plus parler. Moi qui suis tellement bavarde, je n'ai pas dit un
mot de la soirée ! Je le regardais
sous toutes les coutures, je ne comprenais rien à ce qu'il disait ... j'avais
dix-huit ans.
Nous sommes donc restés à Paris du
mois de juillet au mois d'octobre, jusqu'à ce que nous recevions une lettre de
Mimi, la mère de Jean, qui du Maroc, écrivait à son fils :
- Ici, nous ne gagnons pas de l'argent, mais de l'or !
Il faudrait vraiment que vous veniez .... Je peux t'avoir un contrat de
travail.
Le Maroc, pour nous, c'était le
bout du monde ... On n'avait pas plus d'économies qu'en débarquant à Paris, on
dépensait tout ce qu'on gagnait au cinéma et au restaurant. Nous avons
cependant attendu les papiers nécessaires, et au mois de novembre 1932, nous
sommes partis...
(à suivre)