Affaire terminée, j'arrive ! Chapitre 5
Lucie : Revenons à Josépha et aux
circonstances qui l'ont conduite à se marier. Mon père Augustin, de six ans
plus âgé que Josépha, était marié avec la sœur aînée de ma mère. Ils avaient un
enfant. Enceinte d'un second enfant, elle est morte en couches. Le bébé a vécu
et mon père s'est donc trouvé veuf avec deux enfants. Josépha était fiancée
avec un garçon de son âge, qui souhaitait l'épouser. Ma grand-mère maternelle,
maîtresse femme à la tête de deux grosses fermes, s'y opposa formellement.
- Ah non ! Il ne faut absolument pas que ces enfants soient élevés par une
marâtre. Tu devrais te marier avec Auguste. Ma mère n'éprouvait aucune
inclination pour son beau-frère, mais la pression familiale fut si forte,
qu'elle a fini par l'épouser, pour élever les deux enfants de sa sœur…. Avec
ça, une fois qu'ils ont été mariés, le bébé n'a pas vécu, et la petite fille,
qui avait six ans, a été emportée par une avalanche.
Cela a été le drame de la vie de ma
mère, car elle a été mariée sans amour à mon père, qui était un très brave
homme, mais pas celui avec lequel elle avait rêvé de se marier. Et qu'elle a
toujours regretté. Pour mon père, piémontais, la femme ne comptait pas. Il
arrivait à la maison, il ne faisait rien pour aider ma mère, il buvait, il lui
a fait seulement tout un tas d'enfants : je suis la dernière mais nous avons
été huit, sur lesquels seules quatre filles ont survécu : Henriette née en
1902, Félicie en 1906, Pauline en 1910 et moi en décembre 1913.
Il prenait pourtant toutes les
précautions, mais tous les samedis, il avait bu un peu plus et ma mère se
retrouvait enceinte. En dix neuf mois, ma mère a eu trois enfants !
- Oh, ce n'est pas possible, il
n'est pas de moi, j'ai bien fait attention !
Ma mère lui répondit :
- Si c'est un garçon, toi qui
souhaites si ardemment avoir un fils, le bon Dieu ne te le laissera peut-être
pas. Et c'est ce qui arriva : le jumeau de Félicie s'appelait Angelin-Ursulin.
Quelques jours après la naissance, il a pris froid et il est mort.
Evidemment, dès que ces petits
étaient nés, on les baptisait. Et pour cela, on les sortait à l'église, quel
que soit le temps. Ainsi moi, je suis née le vendredi soir 20 décembre, et on
m'a baptisée le dimanche. Je m'en suis aperçue lorsque je suis venue chercher
le certificat de baptême à l'église du Prado pour me marier. Avec le curé, nous
avons cherché dans les registres à partir du 25 décembre, sans rien trouver.
Comme j'étais certaine qu'on m'avait baptisée, il a bien voulu recommencer la
recherche à partir du premier jour de ma naissance et c'est ainsi que j'ai
découvert que la cérémonie avait eu lieu juste deux jours après. Même à Cannes
il devait faire froid, en tout cas pas un temps à promener un bébé dans une
église. Ce qui signifie aussi que ma mère, vingt quatre heures à peine après
avoir accouché, se relevait pour assurer les préparatifs du baptême ....
- Ne le pleure pas, cet enfant,
puisque tu dis qu'il n'était pas de toi, Dieu te l'as enlevé, justement parce
que tu disais qu'il n'était pas de toi.
- - Maman,
Irène tombe !
Mais elle ne bougeait pas de sa
place. C'étaient des enfants rachitiques. Nous n'étions pas faits pour vivre.
Si on a réussi à s'en sortir, c'est que vraiment on était solides en
définitive, on s'est raccrochées toutes les quatre à la vie.
Je me rappelle, lorsque j'avais
huit-dix ans, j'étais toute seule à la maison. J'étais en effet la dernière et
mes sœurs étaient placées. Je passais la veillée avec mes parents. Ma mère ne
savait ni lire ni écrire, mais elle savait compter ! Mais mon père savait lire, écrire bien sur, mais cela l'ennuyait
de lire, car il était la plupart de temps trop fatigué. Il me disait alors :
- Lis-moi
un peu le journal…
Ce qui
l’intéressait surtout était la politique. Mais je n’avais pas du tout envie de
lui lire la politique. Je préférais lire des petits romans à quatre sous que
l'on trouvait alors. Alors je commençais. J'ouvrais le journal et je « lisais » :
- Ah !
on a violé une fille sur la voie publique…..on l’a déshabillée…..
Mon père
fulminait :
- Quel
temps nous vivons, ce n’est pas possible !
- Un
jeune homme se promenait tout nu, on l’a arrêté…Enfin, des choses plus extraordinaires
les unes que les autres. Au bout de quelques temps, mon père renonçait :
- Allons !
ne me raconte plus des choses comme ça, je ne supporte pas qu’on me lise des
choses pareilles.
- Voyons, voyons, le rire abonde
dans la bouche des gens stupides !
Cela suffisait bien sûr à nous
faire repartir de plus belle. Il était si sérieux, si religieux ! Il n'allait pas à l'église, mais il priait
tout le temps. Ainsi, quand nous redescendions de Rocheville sur Cannes, le
dimanche soir, il était gai, il chantait. En arrivant devant le cimetière, il
se taisait. Je lui demandais :
- Pourquoi vous arrêtez-vous de chanter, Papa ?
Il répondait :
- Je récite la prière des morts,
parce que j'ai des enfants qui sont enterrés dans ce cimetière.
- Tu veux boire un coup ? L'autre
acquiesçait :
- Je veux bien ! Et il buvait le coup, et mon père avec
lui. Puis il allait voir Clément, le mari de Félicie :
- Tu veux boire un coup ? Bien sur
qu'il buvait le coup, Clément, qui est mort d’une cirrhose ! Et ainsi de suite, si bien que le dimanche soir, il fallait le ramener.
- Pousse-toi, pousse-toi, que je
veux vendre ces planches ...
Parfois, la coupe débordait, et il
lui est même arrivé de faire pipi dans la cheminée ! Alors, ma mère entrait dans une colère épouvantable. Toute la
nuit, il l'empêchait de dormir à vendre
ses planches ... Le lendemain matin, elle lui demandait :
- Alors
? Tu as encore passé une nuit à parler !
- Moi ? J’ai dormi comme un pauvre homme, qu’est-ce que
tu me racontes ?